Amélie Carpentier ♡
Amélie Carpentier est illustratrice, diplômée de l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg.
Elle réalise principalement du travail de commande pour la presse, l’édition, le textile (Télérama, Médor…) Pangu, la naissance du monde paru aux éditions Biscoto en mars 2019, est son premier album pour enfant. Les personnages aux couleurs vives et la luxuriance de ses paysages, structurent l’imaginaire foisonnant des illustrations d’Amelie Carpentier. Ses créations sont contemplatives et sensibles.
Magmatic est allé à sa rencontre dans son atelier, à Altitude 100, et lui a posé quelques questions.
M : Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton parcours ? Quel a été ton chemin vers l’illustration ? Vers la création ?
A : Depuis toute petite, je suis une grosse bricoleuse. J’ai tout fait pour rentrer dans une école d’art, je suis partie de chez mes parents à 15 ans pour y avoir accès. J’ai par la suite intégré l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Après, je me suis installée à Bruxelles pour son énergie folle, ses promesses, comme un nouveau Berlin. Depuis les Arts décoratifs, je fais surtout du travail de commande et en parallèle, je travaillais dans l’édition et dans une librairie. En 2018, j’ai décidé de ne plus travailler qu’à mon compte, de quitter la sécurité, de lâcher les ballons et c’est comme ça que j’ai réussi à publier mon premier livre, Pangu, la naissance du monde aux éditions Biscoto. En ce moment, je travaille sur deux nouveaux projets à paraître en avril et en septembre 2022. J’ai écrit le texte pour l’un mais pas pour le second. Illustrer, c’est aussi un travail d’auteur.rice même si tu n’écris pas le texte. Tu viens habiter le texte et co-créer la lecture. Ce n’est pas une application du texte en image, c’est bien plus.
M : Quel est ton rapport à l’enfance ?
A : En entrant en école d’art à 18 ans, j’avais déjà en tête de faire des livres pour enfant. J’adore ça, j’en achète plein mais je vais aussi beaucoup en bibliothèque. Je travaille également avec une association qui accueille des enfants qui n’ont pas nécessairement des livres à la maison. Tous les mercredis, on partage un moment autour des livres. C’est un moment merveilleux et un beau travail. Sensibiliser les enfants aux livres est pour moi la chose la plus urgente et évidente que nous pouvons faire. Lui donner la possibilité de s’échapper, d’inventer, de s’approprier. C’est lui ouvrir des portes dans tous les domaines et pour de nombreuses années. Le livre c’est un objet d’émancipation. Même si tu n’as pas beaucoup d’argent, de place, que tu sois seul ou nombreux, le livre est une grande ressource. J’ai grandi dans une ferme, aller au musée ou théâtre n’était pas vraiment au programme mais pendant que ma mère faisait le marché, elle me déposait dans une minuscule bibliothèque où une femme nous lisait des livres. Le livre a été mon accès à la culture. Un tout petit objet mais qui te dit tout et plus.
Mon désir est de transmettre aux enfants qu’eux aussi peuvent faire des livres. Dans le cadre d’un projet en milieu scolaire, nous avons écrit collectivement une belle histoire « Notre monde de dragon. » C’est l’histoire de trois petits dragons apparaissant chacun à partir d’une goutte d’eau, de feu, d’air et qui fusionnent pour créer le monde. Chaque enfant a aussi créé son personnage. Même avec les enfants non francophones, nous avons réussi à nous débrouiller. Il y avait une petite fille syrienne dans ce groupe, j’ai réussi à lui expliquer l’exercice juste en dessinant, c’est tellement génial de voir que l’on peut communiquer hors du langage courant, que je peux rencontrer l’enfant par ce biais. Les arts plastiques sont un langage. Pour moi, apprendre aux enfants à construire un livre, c’est les faire s’approprier l’objet, les histoires, les mots et les images.
M : Comment as-tu abouti à ce style graphique, des couleurs en aplats souvent primaires ?
A : C’est vrai, j’ai un regard géométrique. Je voulais quelque chose de frais, de graphique. J’adore la gouache, c’est pour ça que ce sont des aplats. J’aime cette pratique pour un tas de raisons, la gouache c’est de heures et des heures passées à la table. Il y a quelque chose de méditatif. J’aime la superposition, ça permet d’avoir de la profondeur. C’est lié à mon regard quotidien. Je vois les choses imbriquées, superposées, en strates, en couches, c’est mon regard esthétique mais aussi politique, social et psychologique. C’est aussi l’apprentissage du dessin, où tu traces les lignes de perspectives, les réseaux, les faisceaux qui m’ont peut-être aussi fabriqué les yeux.
M : N’y a-t-il pas aussi un peu de l’éloge de la lenteur? Tu es toujours contrainte au temps de séchage, y a-t-il aussi quelque chose de méditatif dans ton approche ?
A : Bien sûr, mais lorsque je travaille mon crayonné je vois ce que ça va donner en couleurs. Ce qui est beau pour moi c’est la superposition, en superposant les formes je peux dire plein de choses en une seule image. Le moment où je suis la plus heureuse dans ma vie, c’est quand je suis partie sur un long moment de travail à la gouache, tous les crayonnés sont faits et je n‘ai plus qu’à peindre. Bien sûr, pendant cette étape je m’interroge, ce n’est pas une autoroute mais je sais où je vais et je peux rester travailler pendant des heures. J’adore ce travail car avec mes dessins, j’ai l’impression que je parle, je communique. Que l’on peut fabriquer ensemble, bricoler, co-construire. Une communication en dehors des normes, sur un chemin parallèle.
M : Quel est ton processus de création ?
A : Pour un livre je travaille d’abord le texte, puis vient le personnage et le style graphique. Pour dessiner, je fais des croquis absolument horribles, rapides, indéchiffrables. Je scanne parfois pour tester des superpositions, je travaille pas mal avec ma table lumineuse. Une fois que mon crayonné me satisfait, je le refais au propre sur un beau papier pour passer à la gouache. C’est un grand travail d’épuration, d’abord je représente la maison, et après j’enlève tout ce que je ne veux plus, pour ne garder que le contour. C’est parfois compliqué de synthétiser et de rendre efficace.
M : Tu as un fort attachement aux mots, as-tu des mots qui t’inspirent beaucoup et te plaisent en ce moment pour créer ?
A : J’adore les mots, oui. Les jolis mots. J’ai un petit carnet où je note mes préférés dans l’espoir de m’en servir un jour.
« Cavalcade » ne me lâche pas, « panache » non plus. « Panache et Cavalcade », ça sonne bien, non ? Le mot « Pétille » aussi, je l’aime beaucoup en ce moment. C’est celui qui m’a inspiré mon nouveau personnage.
M : Qu’est-ce qui déclenche tes moments de création ?
A : Un cerveau encombré, une sensation d’avoir beaucoup de choses à dire, il faut que ça sorte, c’est un mouvement permanent.
M : C’est important d’avoir un atelier à toi ?
A : Oh oui. J’ai toujours eu l’objectif d’avoir mon atelier chez moi. J’ai eu un atelier à l’Armée du salut mais j’aime vraiment beaucoup être chez moi. Je suis une grosse stressée sociale. Chaque présence va porter une empreinte sur moi, les gens m’habitent très facilement. Je ne peux donc pas me permettre cela dans le cadre de mon travail. C’est aussi difficile d’être toujours seule chez soi, mais j’ai mes petites astuces. Par exemple, mon conjoint m’a offert la boite à question de Brian Eno et Peter Schmidt « Oblique strategies.» Quand je suis bloquée, stressée ou si je me dis que mon dessin est pourri, je pioche une question, ça m’aide juste à prendre du recul. Exemple : « Go outside. Shut the door », « Work at a different speed », « Discard an axiom.» Sinon j’appelle mon conjoint ou des ami.e.s à la rescousse.
M : Quel a été ton projet le plus exaltant ?
A : Mon livre. Faire un livre c’est comme faire un enfant. J’ai bientôt 32 ans, on me demande toujours quand est ce que j’aurai un enfant. Je pense que je n’en ressens pas le besoin car j’ai fait un livre. Pendant quarante-cinq jours, j’étais comme dans un état second. Concentrée. C’est magique, tu es dans ton projet à fond. Il faut dire aussi qu’un projet de livre c’est minimum, minimum j’insiste, deux ans de travail.
Quand tu fais ce métier, l’ambition ne repose pas sur l’argent car tu sais que tu ne peux pas vraiment bien gagner ta vie avec l’illustration, d’une manière constante tout du moins. Alors tu t’interroges en permanence. Mais c’est une manière d’être, une nécessité, sinon je me sens vide, dépossédée. C’est comme pour celles et ceux qui désirent faire un enfant, qui pensent que la vie est vide sans, que c’est une expérience de vie énorme, je ressens la même chose pour la création.
M : Comment as-tu vécu cette période de covid ?
A : Le premier confinement c’était la panacée, j’ai même eu un moment d’euphorie, de bonheur. J’avais l’impression que les gens partageaient mon regard, se réveillaient sur plein de problématiques. Même si c’était douloureux, j’aimais qu’il y ait du mouvement, des prises de consciences. J’ai fait une liste de tous les points positifs. Prise de conscience climatique, importance de la localité, de la violence au sein des foyers, de l’importance des services publics, de l’école, du travail des instituteur.rice.s… Je travaillais beaucoup et j’avais quand même du temps (c’est si rare). Puis, le deuxième confinement, j’ai rencontré les limites de l’enfermement, du manque de perspectives heureuses et surtout j’ai réalisé que rien ne bougera autant que je l’avais espéré (j’avais pourtant espéré très fort).
Et puis, seule avec tes murs, ce n’est pas tenable sur du long terme.
M : Peux-tu nous parler de Pangu ?
A : Pangu, la naissance du monde
Je suis une grande passionnée de contes, particulièrement de ceux d’Asie. J’ai lu énormément de légendes du monde entier. J’ai beaucoup aimé Pangu pour sa première étape du récit : le ciel et la terre étaient collés. Selon cette légende, avant que le monde soit créé tous les éléments du monde étaient collés et cette image m’a beaucoup parlé en terme d’imaginaire, je me suis dit qu’il allait falloir décoller les nuages et la roche. Ça a été un travail initiatique pour moi sur la création du monde, sur ma culture. J’ai pu m’interroger sur les croyances dans le monde entier, comment chaque personne s’imagine la création du monde et la grande diversité de cette imagination. Dans toutes les croyances, toutes les cultures, on a tou.te.s des bases, des idées, des images sur comment notre planète est apparue, et on a tou.te.s une histoire différente que l’on préfère dans notre fort intérieur. Bien sûr, il y a aussi un angle purement scientifique chez beaucoup de gens. Moi, j’ai eu une éducation religieuse, je me suis toujours intéressée aux croyances des autres, j’ai souvent interrogé d’autres confessions, leurs légendes, leur manière de s’approprier la religion, les traditions, les évènements, à quel moment cela devient des croyances païennes ? Comment tout cela s’entremêle avec nos connaissances scientifiques et crée chez chacun un imaginaire personnel. Les légendes c’est une extrapolation, c’est une base, un ciment et c’est intéressant de voir comment ça s’entrecroise d’un continent à un autre. Pangu c’est l’oeuf cosmogonique qui explose, le cosmos qui apparait, l’univers et le phénomène du Big Bang. Pour les chrétiens, Dieu créa la terre en 7 jours. C’est génial de voir qu’on a tous imaginé ça différemment, c’est un moyen de traverser les cultures. La légende de Pangu vient de Chine mais elle passe aussi par le Bénin et par les pays d’Europe du Nord. Ce qui m’a beaucoup touché c’est que selon les mythes, croyances ou légendes, dans la plupart des créations du monde, sont réalisés par des hommes. L’imaginaire collectif attribue le créateur de l’univers à un homme. On s’imagine plus facilement un Dieu mâle au dessus de notre tête. Pouvant s’illustrer par la figure de Zeus, d’Atlas, Moïse, Mohamed… J’ai donc décidé que mon Pangu serait une femme, c’est elle qui allait créer le monde. Dieu est une femme ? À partir de ce moment là, tout a été fluide. J’ai réparé mon imaginaire et reconnecté mes univers. Je me suis alors intéressée à la place de la femme dans les sociétés chamaniques. C’est un livre pour enfants mais pas seulement, il a été un cheminement pour moi et m’a ouvert plein d’autres chemins de pensée. Grâce à ce projet j’ai pu faire des ateliers philosophiques avec les enfants, on a pu parler de sciences, de croyances. Dans leurs croyances tout se mélange, ils te parlent de signes, de dinosaures, de dragons, de Dieu, de Zeus, de Jésus sans savoir qui est qui ou qui est quoi. En écrivant un livre, on permet aux enfants de s’approprier, on leur donne le droit de se permettre d’imaginer, de croire ce qu’ils veulent. S’autoriser à s’approprier les croyances est un vecteur d’imagination et de tolérance. C’est s’approprier un récit, une image de la vie et de se connecter selon notre propre instinct. Par exemple, décider que la création du monde est l’oeuvre d’une femme, c’est se reconnecter à la nature, c’est étudier l’histoire de notre société. Selon les sociétés chamaniques, le rythme de la nature dépend du rythme de la lune qui influe le rythme des règles et des naissances, la femme donne la vie donc on organise la vie autour de ce cycle, tout simplement. La femme était au centre. Ce n’était pas nécessairement des communautés matriarcales. Elles étaient plutôt binaires. C’est la naissance de l’égo chez l’homme qui a perturbé ce fonctionnement. L’égo a pris le dessus, il avait soif de pouvoir… Mon livre est en quelque sorte, un livre chamanique pour enfant !
M : Quelles sont tes inspirations, tes influences du moment ?
A : La littérature. Dans Watership Down, le lecteur entre dans la peau d’un lapin. Nous ne sommes pas en train d’observer les lapins, nous en faisons partie, on tremblote dans l’herbe. Le lapin est très sensible, très peureux. Dans ce récit, le soir ils se racontent des contes de lapins héroïques, de grandes épopées des lapins. C’est aussi une allégorie de notre société avec des lapins nazis etc. Ce que je retiens, c’est l’incroyable façon que l’auteur a réussi à nous transmettre la vie d’un autre. Ces derniers temps je pense à écrire un livre Un monde dans un monde dans un monde dans un monde dans un monde… souhaitant décentraliser la position de l’humain par rapport à toutes les petites bêtes et formes de vies. Dans le même état d’esprit, je lis en ce moment Manière d’être vivant où je suis avec les loups cette fois. Je pourrais vous parler des heures de La maison dans laquelle, Tout ce qui nous submerge, Le musée du silence…
M : Ça t’évoque quoi Magmatic ?
A : La première fois que tu m’en as parlé j’ai tout de suite adhéré parce que j’ai pensé à la matière d’un volcan… Puis, c’est aussi dans l’air du temps de représenter des matières à travers des objets. Je suis fascinée par les phénomènes météorologiques, par les cavités, les grottes, les volcans, la roche, le vent, le feu… Des choses qui sortent de terre, qui se creusent, s’entrechoquent, se poussent, déglutissent, ingurgitent… ça me parle.