Romane Armand ♡
Romane Armand pratique les arts visuels, les arts imprimés, la narration et la reliure. Elle accorde une grande importance aux récits, à ce qu’ils véhiculent ainsi qu’à la notion de conservation. Dans des futurs pas si lointains, elle imagine des récits où des nons-humains ont une voix. Ces personnages qui vivent dans un entre- deux, à l’écart de l’Histoire, ont une nécessité : exister.
Magmatic est allé à sa rencontre dans son atelier, à Forest, et lui a posé quelques questions.
M : Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton parcours ? Quel a été ton chemin vers l’illustration ? Vers la création ?
R : Au début, j’ai voulu faire du cinéma, de la réalisation. J’ai suivi l’ERG, l’ École de recherche graphique, qui proposait un enseignement mélangeant le cinéma, l’illustration, la bande dessinée. C’est au sein du parcours narration, avec l’option illustration et bande dessinée, que je me suis penchée sur l’illustration jeunesse. Aujourd’hui, je me rends compte que dans ma pratique, je suis intriguée par la juxtaposition des images et par leur confrontation les unes vis-à-vis des autres.
Puis j’ai suivi un Erasmus aux arts décos de Strasbourg, c’était ni de l’illustration ni de la bande dessinée, mais la section livre-objet, et toute la thématique autour de l’édition de livres d’arts. J’ai appris comment coudre, penser un livre, penser l’objet. Puis je suis revenue finir mon master à l’ERG et c’est à ce moment-là que nous avons décidé de lancer notre propre projet, notre livre de A à Z.
M : Quelles pratiques as-tu ?
R : Je fais de la gravure, du dessin, de la peinture sur papier, de la bande dessinée, de la reliure, et avec Eléonore on a créé une maison d’édition En 3000 édition, toujours dans cette idée de proposer des formules alternatives de Vivre Ensemble. Pour Forgeries on s’est totalement auto-produites.Ce qui m’intéresse, c’est le livre de A à Z.
M : Pourquoi tout faire de A à Z ?
R : Il était hors de question d’attendre la permission d’autrui. C’est un énorme boulot d’attendre une réponse et on a préféré se lancer et voir après. De cette manière, on n’avait aucune restriction sur l’objet que l’on voulait, on était libres de tout, du dessin, du texte, aucune contrainte. Pour nous il était hors de question d’être bridées par le regard de quelqu’un d’autre. On a appris au fur et à mesure. L’avantage d’être deux est que l’on se repose sur les forces de l’autre, elles aident, on est solidaires, on peut rebondir à chaque faiblesse. L’entraide nous a permis d’écrire un projet que l’on a eu envie de voir grandir et qui est encore en train de se transformer, pour nous il est hors de question de rester dans une case, on est curieuses et on a envie de tout comprendre.
M : Quelle est la technique que tu préfères ?
Pour l’instant, c’est essentiellement la gouache, j’aime beaucoup la texture de la gouache, mais je la rends très liquide comme de l’aquarelle. C’est beaucoup plus rapide que ce que je faisais avant, le feutre. Le feutre me prenait un temps fou, car je le travaillais en glacis, je superposais des couches. Puis la possibilité de transparence avec le feutre n’existe pas vraiment. J’ai voulu m’en éloigner aussi car ça devenait un réflexe, une espèce de systématisme, j’ai voulu tenter autre chose.
M : Quel est ton processus de création ?
R : J’ai une grosse banque d’images, donc je travaille beaucoup d’après photos. J’ai très rarement une histoire prévue et complète. Je travaille des images et je vais créer du lien entre elles. Je ne souhaite pas créer l’histoire d’abord, j’ai l’impression que cela fige mes images. Je préfère me lancer dans l’instinct, après forcément j’ai des thématiques récurrentes donc du lien se crée. Je fais des grands dessins et ça me donne l’envie de faire des histoires, sauf pour Forgeries :comme on est deux, ça a été un processus différent.
Pour la gravure, c’est la notion d’avoir une matrice et que ce soit reproductible, une plaque que l’on va pouvoir jouer dans la sérialité. Je la travaille un peu comme pour les bouquins. Je n’avais pas pratiqué la gravure pendant très longtemps et j’y reviens mais je reste dans de la gravure très illustrée et non contemporaine. Pour moi, mon utilisation de la gravure est une extension aux récits. Ce sont des instants que j’ai envie de marquer, des compositions qui sont destinées à l’espace, ce sont des temps forts d’un récit fixé pour un moment d’immersion dans l’espace.
M : Qu’est-ce qui déclenche tes moments de création ?
R : La question devrait être plutôt : quand est-ce que je ne travaille pas ? Je dois trouver beaucoup d’énergie pour me trouver des moments de repos, j’aime me faire des sessions sous-marin où pendant 3 jours je travaille chez moi du matin au soir.
M : C’est important d’avoir un atelier à toi ?
R : Venir à l’atelier m’aide beaucoup, c’est stimulant de faire des breaks, car ils donnent des moments de pratique collective, l’atelier me donne un cadre de travail. Mais j’ai beaucoup de moments de création où j’ai besoin d’être seule et hypra concentrée. J’ai beaucoup d’espaces finalement où je pratique, à l’Atelier, à mon bureau, au sous-sol de l’atelier, chez moi, à l’atelier du Toner où j’accompagne les personnes à imprimer sur toutes les machines numériques et je participe à la vie et la gestion du lieu.
M : Comment fais-tu pour tout gérer ?
R : C’est un choix, ce mode de vie, j’ai choisi de m’accorder le temps que j’ai pour la création, c’est mon travail de dessiner, écrire, faire de l’impression. Je dois travailler énormément pour justifier ce mode de vie, pour justifier que j’ai choisi cette vie-là, et que je ne mène pas une vie de bohème, c’est du travail acharné, beaucoup de construction. Et le moment où les choses prennent et sont reconnues, c’est hyper gratifiant. Finalement, on mérite notre succès, par exemple pour Forgeries, ce sont des années de mise en place du projet, je ne le vois pas comme du travail gratuit parce que nous avons fait ce qu’il fallait faire. Entre le temps et l’argent j’ai forcément choisi le temps. Si je devais faire en plus quelque chose pour subvenir à mes besoins ça m’épuiserait parce que je n’arriverais pas à mettre toutes mes envies sur le papier, je me sentirais débordée.
M : Vers quoi tend ta pratique ? Par quoi es-tu passée, dans quoi es-tu maintenant et vers quoi aimerais-tu aller ?
R : Mon expérience la plus fondatrice, et qui a dû exister pour que ça marche, c’est le premier tome de Forgeries, ça a été déterminant dans ma pratique, car ça m’a prouvé que c’était possible.
Ça a été énormément de joie : ça y est, Forgeries existe et c’est super mais maintenant je dois me retrouver moi, mon individualité dans un projet qui m’a pris tellement d’énergie. Cet été j’ai effectué six semaines en résidence seule. J’ai pu retrouver une pratique qui m’appartient, j’ai retrouvé du plaisir très fort en solitaire.
En ce moment je fais un exercice que je n’avais jamais fait jusque là. Je vais adapter les textes et récits du podcaster Vik du podcast Aliens et les garçons. C’est vraiment moins facile qu’il n’y paraît, car j’arrive à dessiner l’univers mais je n’arrive pas à faire le travail supplémentaire, je n’arrive pas à m’approprier l’histoire et faire une bande dessinée qui soit la mienne. C’est un tout nouvel exercice pour moi de travailler d’après quelqu’un et non pas avec cette personne. Je dois réussir à être focus sur le dessin. La phase de réécriture est particulière mais très chouette.
M : Ton point fort ?
R : Ce qui m’aide au quotidien je pense c’est la régularité. Selon moi on peut avoir beaucoup de talent mais si le travail ne suit pas ça ne sert à rien. Le travail aide à déplacer des montagnes.
M : Quel a été ton projet le plus exaltant ?
R : C’est très difficile car aucun n’est comparable. Ce qui reste une aventure de folie, pour le moment, c’est Forgeries, où l’on a dû trouver des nouvelles façon de travailler ensemble. Puis ce projet est hyper exaltant car il est fini, il a eu un départ, une fin, et c’est un projet reconnu.
M : L’oeuvre à laquelle tu es la plus attachée ?
R : Je peux utiliser un joker ? Je dirais qu’il y en a deux.
Celle-ci, Zone à défendre, c’est est une des premières soirées du confinement. Avec Thomas, on a mis de la musique, et on a dessiné toute la soirée. J’ai réalisé que ce temps n’allait pas être que destructeur et qu’on allait pouvoir créer, c’était un fort sentiment de liberté face au papier, et c’est mon retour à la gouache.
Puis la planche, Toutes directions, c’est ma première commande payée, c’était une carte blanche par rapport à la lecture pour la journée internationale du livre.
M : Quelles sont tes inspirations, tes influences du moment ?
R : Je peux citer une série ? Un truc qui m’a profondément bouleversée sur la manière de raconter un récit c’est Tales from the loop, huit épisodes qui ne sont ni dans le futur ni dans le passé, c’est une sorte de futur alternatif qui aurait pu se passer dans les années 80. Toute la photographie, les images, sont des tableaux inspirés de la peinture de Simon Stalenhag, de la peinture numérique, ce sont des moments suspendus, et la narration en découle. Le rapport à la notion de récit est très fort. C’est incroyable qu’une image puisse t’emmener dans une histoire.
M : Ça t’évoque quoi Magmatic ?
R : Magmatic, j’entends magma et magnétique et y a une notion d’ébullition. C’est un ressenti. Bruxelles est plein de microcosmes où les gens se croisent. Il y a quelque chose de bouillonnant dans l’idée de créer un lieu en ligne, une visibilité numérique qui montrerait tous les ateliers cachés qui n’ont pas pignon sur rue, qui sont cachés, montrer la création bouillonnante.
M : Quel est ton état d’esprit actuel ?
R : Je suis vraiment en plein paradoxe. Cette crise sanitaire a provoqué de sacrés ascenseurs émotionnels. D’un côté, je souhaite chérir chaque moment de création, mais la détresse de tant de mes pairs m’affole. J’essaie de garder tous les moments positifs, chérir à tout prix ce qui reste dans la culture, j’essaie de ne pas céder à la morosité ambiante. Cette période est assez inquiétante mais il faut garder le cap au-delà des ascenseurs émotionnels. J’ai de plus en plus peur qu’il y ait un cadenas de ce qui serait l’art officiel, en laissant toutes les autres « pratiques » tanguer. Il y a vraiment la notion de survie. C’est hyper important de garder la création pour éviter un mode de pensée unique.
M : La crise sanitaire a-t-elle eu un effet sur ta pratique ?
R : Pas sur le plan financier, mais en visibilité la conséquence est énorme, Forgeries numéro 2 est sorti quinze jours avant le premier confinement, et ça a été désastreux, les festivals ont été annulés, ça a été un énorme coup de frein à un décollage, où la question reste : vais-je m’écraser ou redémarrer ?
Photos © Ithier Held & Magmatic